La Espera : travail, patience , passion
Cagnotte est un village landais situé en Chalosse, entre Adour et gaves Pyrénéens. Ces presque 800 habitants se répartissent sur les 15 kilomètres de la commune. Depuis janvier 2017, ils ont vu d’étranges voisins s’installer à demeure. C’est en effet, à cette date que Jean-François Majesté a installé sa ganaderia de La Espera créée en 2015. 35 vaches et le semental « Nazareño » sont achetés et restent en pension chez Olivier Fernay en Camargue pendant deux ans.
Les veaux sont quant à eux accueillis chez Alma Serena des frères Bats à Cauna dans les Landes, le temps que ce passionné de toros trouve et équipe les terres adéquates pour accueillir du bétail brave (origine Jandilla, Victoriano del Rio). Depuis cette date, La Espera fait partie des incontournables quand on parle novillada sans picadors dans le sud-ouest. A l’orée de la temporada 2023, Tertulias est allé à la rencontre de ce bayonnais d’origine pour nous parler de l’aventure de ce fer à la devise bleue, blanche et noire.
S’installer ganadero
Aficionado, coureur d’encierro, président de corridas, Jean-Francois Majesté est un passsionné de tauromachie que rien à l’origine ne destinait à être éleveur de toros braves.
«Cette passion je l’ai depuis toujours. Je suis allé aux arènes, j’ai couru les toros dans toute la Navarre. Je suis monté au Palco pendant une dizaine d’années. Puis un jour presque par hasard, j’ai intégré un élevage. J’y ai appris les tâches du campo et le « métier » de ganadero : de la gestion à la sélection. En peu de temps il y a eu de bons résultats.
Pour passer la cap d’avoir mon élevage c’est une autre histoire. Cela a été une grosse difficulté pour s’installer, pour acheter des terres. Cela m’a pris cinq ans. Je ne suis pas agriculteur et pour s’installer tu es un « étranger » partout. A Cagnotte, j’ai pu trouver du terrain boudé par les agriculteurs.
Comme mon activité professionnelle me fait vvre à Bordeaux , il y a une personne sur place qui s’occupe des tâches quotidiennes. Des amis et des passionnés constituent autour de moi une équipe très complémentaire et disponible.»
Le démarrage
«J’ai donc acheté les vaches et un semental chez Fernay en 2014. Ensuite, j’ai acheté dix vaches de familles ouvertes et un autre toro d’origine Victoriano del Rio à Jean Marie Raymond à Constantina. En 2016, les deux premières camadas sont arrivées chez les frères Bats à Aurice. J’ai quasiment tout tienté ou lidié en privé, y compris les mâles car je suis plutôt prudent par nature.
En 2017, deux mâles sont sortis en public à La Brède, et le premier a été toréé par Yon Lamothe (qui avait été le premier torero à tienter à la ganaderia) avec à la clé une vuelta al ruedo posthume. Le reste a été vu en privé. Vincent Serrano et l’AAJT ont acheté plusieurs novillos pour être toréé à puerta cerrada. C’était un bon compromis avant de s’afficher plus ouvertement en public.
2018 est la première vraie saison en public. Elle s’est bien déroulée. J’ai lidié le premier lot complet à Tartas. Cela s’est traduit par une sortie à hombros avec Yon Lamothe.J’ai également présenté un novillo, très encasté, en novillada piquée à Orthez. C’était une prise de risques mais limitée à un seul utrero donc je l’ai prise. La Espera s’est présentée à Mont de Marsan avec un eral.
Arrive 2019, c’est notamment la présentation à Bayonne avec un eral qui a fait la vuelta. Cela avait pour moi une connotation très particulière de se présenter « a casa ». La temporada 2019 est venue confirmer les résultats de 2018. »
La gestion COVID
Pour une jeune ganaderia en plein essor, l’aspect financier est un jeu d’équilibriste où le moindre grain de sable peut tout remettre en cause. Comme pour tous les acteurs de la tauromachie, la pandémie aurait pu mettre un coup d’arrêt au développement de La Espera.
«En 2020, la temporada était finalisée, les novillos vendus. Et tout s’est arrêté. Heureusement des initiatives de Peñas sont venues, avec l’achat de novillos au campo, pour nous soutenir. L’initiative de Julien Lescarret (« la feria du campo ») est également venue nous aider. Les peñas girondines ont organisé leur première fiesta campera à Captieux. Finalement dans un contexte difficile, la ganaderia ne s’en est pas trop mal sortie sur la partie économique. Tout le bétail a pû être lidié. Cela m’a permis de continuer le travail de fond avec des résultats qui allaient à mas. »
2021 année remarquable
Ce mauvais moment est passé finalement sans rupture. Si le temporada 2021 marque un retour progressif à la normale pour le mundillo, c’est une année à marquer d’une pierre blanche pour le ganadero, c’est l’année de tous les succès.
« 2021 a été une année exceptionnelle : le prix des critiques taurins, celui de l’union des clubs taurins de France. Ma ganaderia rencontre des succès quasiment à chaque sortie. A Mont de Marsan sort un novillo très encasté. A Dax, 3 novillos sont lidiés dont un exceptionnel. Cela reste un grand regret de ne pas avoir pu le conserver. Ensuite Il y a une bonne novillada à Tyrosse dans un desafio avec la ganaderia Turquay. Enfin Bayonne, avec trois bons novillos lidiés dont un de vuelta et une sortie à hombros. La saison se termine par un grand moment avec l’indulto de Sepia à Captieux lors de la fiesta campera. Cela a été une temporada incroyable!
Nazareño a été un semental exceptionnel. En 2018, les combinaisons entre certaines familles et ce toro ont donné cette grande temporada. Malheureusement fin 2021, quinze jours après l’indulto de son fils Sepia, ce semental est mort. C’est toute la difficulté d’un élevage court comme le mien. Je dois recommencer un nouveau cycle avec un nouveau semental avec lequel il n’y a pas de recul, d’où l’idée de tienter davantage de machos au campo. »
2022 année de la confirmation
«2022 a été une bonne temporada. On a confirmé 2021, avec des toros de notes peut-être moins importantes mais beaucoup de bons produits. L’utrero de Gamarde a été excellent et certains professionnems sont venus me dire qu’il était de « vaches ». J’ai sorti une novillada intéressante à Tyrosse avec un novillo de vuelta. A Mont de Marsan, un bon eral toréé par Manuel Roman aurait à mon sens mérité une vuelta. La novillada de Dax a été plus inégale. Plusieurs novillos ont manqué de forces. A Bayonne, la novillada est allée à mas avec le dernier qui a fait la vuelta.
A Roquefort j’ai demandé à garder un eral qui a été indulté en accord avec l’organisation. C’est un novillo de la même famille que celui de Dax. Il y a eu un peu de polémiques autour de cet évènement. C’est important pour une ganaderia qui débute de ne pas laisser passer un semental potentiel. Une petite ganaderia, avec une camada courte, est toujours dans la dualité entre vendre, exister en public et garder des toros pour les tienter et assurer l’avenir de l’élevage. C’est souvent la réalité économique qui prime.
Chaque année, je teste un ou deux mâles en privé, c’est un investissement important mais indispensable pour la ganaderia. Je pense aussi à faire des apports externes pour ouvrir une palette génétique plus large. En le faisant en plus du coût, il y a une prise de risques non négligeable. Tu repars pour un « tour de quatre à cinq ans » sans savoir si cela va marcher. Quand tu as des choses acquises avec un semental et que tu le perds, tu perds beaucoup. Avec l’indulto de Roquefort après celui de Captieux, j’ai deux fils de Nazareño. J’espère en ajouter un autre en tientant des frères. L’idée serait d’en avoir un troisième. »
Une recherche permanente
Un élevage récent est un laboratoire de recherche permanent, mais aussi et surtout une lente construction d’un patrimoine génétique. La Espera n’échappe pas à cette règle immuable et Jean-François Majesté est toujours en quête de son toro idéal.
«Globalement j’ai un troupeau court mais très ouvert au niveau des familles. Ainsi il est possible d’assembler semental et vaches en fonction des qualités et du profil de toro recherché. Je recherche un toro sérieux et harmonieux. Comme je fais lidier en non piquée, il faut un animal adapté tout en se projetant sur un avenir en piquée. Mon idéal est un toro bas , plutôt rond avec du cou et qui te laisse penser qu’il va embister. C’était comme cela qu’était fait Nazareño.
Je cherche un toro qui a de la race, de la fijeza, qui humilie. Pour moi c’est synonyme de personnalité, de transmission avec une noblesse «ardente». Quand il embiste, il doit obligatoirement transmettre et communiquer quelque chose. C’est un toro qui donne de l’importance à ce que fait le torero sans qu’on lui donne un nombre incalculable de passes. Je préfère qu’il dure moins parce qu’il s’emploie. Attention, il faut savoir doser et ne pas tomber dans l’excès inverse qui peut dériver vers le genio. Je cherche un toro pronto au toque mais il faut accepter que ce type de toros puissent gêner ou exiger aux toreros. »
Ainsi, la sélection se doit d’être rigoureuse, sans concession et fidèle à l’objectif recherché
« Il est important pour un ganadero d’avoir dès le départ son propre concept, le type de toros qu’il recherche. Je cherche un type d’animal bien défini, je ne sais si j’y arriverais mais c’est mon objectif. Dans la sélection, j’élimine ce qui ne correspond pas à ces critères même si la vache a plu aux toreros. Pour moi la bravoure ne s’arrête pas au cheval. La vache doit être complète au premier tiers. Mais elle doit aussi exprimer sa race et cette bravoure à la muleta. Une vache qui dure quand tu l’obliges à prendre des muletazos par le bas , avec du rythme et du recorrido est nécessairement brave.
La bravoure, c’est l’honneur et la fierté du toro de combat …et de son ganadero. J’aime le toro qu’il faut combattre, qui a de la race et qui produit de l’émotion? pas le toro à qui on donne 200 passes et qui n’exprime rien, trop docile ou candide. Je cherche d’abord le toro qui me plait à moi, un toro doté d’une personnalité propre, qui va a mas, qui se grandit et choisit le centre de la piste, qui reste pronto avec une charge longue.l C’est ‘inverse du toro qui se laisse ou qui ne gêne pas. Cela sous-entend évidemment que ce toro obéisse aux toques et se déplace avec du rythme et par le bas.
Dans mon livre de tienta, je note la bravoure pure, la noblesse pure, le recorrido (rythme), la fijeza, la sauvagerie. J’en fais une synthèse avec une note globale et des notes de nuances sur des caractéristiques particulières.(qui se rajouteront à la vidéo). Je fais une synthèse à tête reposée sur les caractéristiques, qualités et défauts de l’animal . J’ai amélioré ma fiche de prise de notes et de suivi grâce à Jean Marie Raymond (Ganaderia Virgen Maria). Chaque ganadero a sa manière de faire et ses théories qui influencent ses prises de décision. Pour moi, les hechuras disent beaucoup de choses. Un animal bien fait a davantage de chances d’embister. Un animal « feo » qui sort bon est un accident. Je recherche une régularité dans le comportement de ce qui sort en piste. »
Et le futur?
Patient, mais ambitieux , le ganadeo sait que le chemin à parcourir est long et semé d’embûches. La volonté de faire grandir La Espera passera par pas mal d’étapes intermédiaires, mais la ligne directrice est claire.
«A terme j’aimerais lidier en novillada piquée. Même si La Espera sort en sans chevaux, quand je sélectionne, j’ai en tête que le toro puisse passer l’épreuve de la pique. En piquée, je peux y aller de façon ponctuelle mais pas avec un lot complet. Aujourd’hui je suis plus dans l’idée de toréer des novillos en privé pour conforter mon travail de sélection sur la génétique, les familles et les hechuras. Pour passer en piquée, j’attends d’être sûr de mes choix et d’avoir un lot homogène.
Pour l’instant je reste sur le marché des non piquées qui se maintient sur le nombre de courses. Il n’évolue pas au plan économique alors que le prix de revient d’un eral ne cesse d’augmenter. L’économie de la non piquée est fragile. Beaucoup d’organisation ont besoin des sponsors, des repas pour s’en sortir plus ou moins bien. Tout repose souvent sur la passion des organisateurs et des éleveurs. »
Le bilan de tout cela
« Je vais déjà voir comment se passe 2023. La camada est courte avec 70% de naissances de femelles, il y a deux ans. On retournera dans les arènes qui nous font confiance depuis quelques années. Nous irons à Vic, Tyrosse, Roquefort et Bayonne et Mont de Marsan. J’irai également à Captieux dans le cadre d’une Fiesta Campera avec deux utreros (toujours dans l’idée de tester sans trop s’exposer). Pour 2024, la camada est plus importante. Il y aura donc un quinzaine de novillos si tout se passe bien.
Après bientôt dix ans d’activité, les résultats, avec toute la prudence de rigueur, semble confirmer que les choix et arbitrages que j’ai faits vont dans le bon sens avec toute l’humilité, le travail et le recul que cela nécessite. Ce qui est important c’est de comprendre pourquoi cela marche, ou pourquoi cela ne marche pas, et de faire des choix par rapport à cela. Une ganaderia ,on vit avec,on souffre avec tout au long de l’année. C’est dans le calme et le secret du campo que se construisent les choses avec travail, patience,humilité et passion. Malgré tous les efforts et sacrifices que cela demande, cela reste un privilège de puiser son énergie dans ses rêves. »
Propos recueillis par Philippe Latour et Thierry Reboul
Cagnotte avait déjà Dutournier pour assoir sa notoriété maintenant grâce à Majesté et sa magnifique ganaderia le nom de ce petit village Landais devrait encore plus rayonner auprès de la France taurine et pourquoi pas auprès de l ‘Espagne voisine (Luque est venu tiente )
J’ai été de ceux qui ont réclamé l’indulto à Captieux et je suis l’élevage depuis des années. Il faut soutenir le ganadero et encourager l’ami. Suerte pour 2023, on y sera!