El Campo, recréer et transmettre
El Campo, recréer et transmettre
Raphele les Arles, comme son nom l’indique, est un village de la banlieue arlésienne. C’est surtout une des communes de la Crau, cette zone d’élevage de biou et toros proche mais si différente de la Camargue. A la sortie du village, le long de la N113, on trouve côte à côte deux élevages de biou et deux de toros braves (Roland Durand et El Campo). Tertulias a rencontré Virgile Alexandre et sa fille Manon , les propriétaires de la ganaderia « El Campo ».
Tertulias : « Pourquoi es-tu devenu ganadero ? »
Virgile Alexandre : J’ai toujours été dans les taureaux et les chevaux. Plus jeune, j’ai voulu faire raseteur. C’était juste pour m’amuser car je n’étais pas fait pour cela. Je n’étais pas fait non plus pour être torero. J’ai donc été gardian amateur dans des manades de biou camargues et dans des ganaderias de toros espagnols. Je participai au travail en pays, aux abrivado. J’ai toujours eu dans la tête l’idée de créer mon propre élevage. Mon cœur balançait entre les camargues et les espagnols. »
Tertulias : « Qu’est ce qui t’as fait choisir les toros bravos ? »
Virgile Alexandre : « En 2005, j’étais professionnellement et socialement installé. J’avais un peu d’argent de côté. Le camargue me plaisait beaucoup mais pour rentabiliser une manade, il faut faire des spectacles de rue. Je l’avais fait pour les manadiers chez qui je montais mais j’aime trop les animaux et je ne suis pas fan de cette tauromachie de rue où les biou sont très sollicités physiquement.»
Tertulias : « Quelles sont les origines de la ganaderia El Campo ? »
Virgile Alexandre :« Pour les toros espagnols c’est plus compliqué de trouver quelqu’un qui te vende quatre vaches ou un élevage. J’ai eu une opportunité. Tout s’est bien combiné. J’ai récupéré des terres en location et Jean Gauthier vendait son élevage d’origine Cobaleda. Je me suis rapproché de lui et nous sommes tombés d’accord. Au même moment Patrick Laugier voulait se débarrasser de ses derniers Marquis de Domecq. J’ai tout pris et j’ai mené les deux origines parallèlement. On a ensuite transféré les bêtes de Gimeaux sur Raphèle les Arles. »
Tertulias : « Cobaleda versus Domecq, où vont tes préférences ? »
Virgile Alexandre : Mon premier amour, c’est le Cobaleda pour la lidia. Malheureusement aujourd’hui pour des raisons commerciales, il faut passer au Domecq car c’est ce qui se vend.
Le Cobaleda, c’est un casse-tête à sélectionner. Autant cela peut-être très bon, autant cela peut-être mauvais. Mais quand cela sert, cela sert vraiment. Sanchez Vara aimait venir tienter les Cobaledas que j’avais. Javier Cortes, Perez Mota les appréciaient aussi et ils se sont régalés avec. Par contre quand tu veux les sortir en public, c’ela devient difficile, car le toro de Cobaleda, personne n’en veut. »
Tertulias : « Qu’en est-il du Domecq ? »
Virgile Alexandre : « Le Domecq, c’est aussi intéressant. Mais cela a été si bien sélectionné que tu ne peux guère te tromper. On ne peut pas dire que la sélection c’est facile, mais une grande partie du travail a été fait. Tu te creuses moins la tête que pour le Cobaleda. La vache est bonne ou mauvaise alors qu’avec le Cobaleda c’est moins évident.
Pour vendre, des fois, j’ai dû cacher un peu l’origine surtout si le toro n’avait pas trop de tâches blanches. Cela me permettait de voir lidier et le comportement de ces novillos. Chez les mâles, j’ai rarement été déçu. Pour les vaches c’était plus aléatoire. J’avais un étalon, iqui ne m’a sorti que des vaches mauvaises, voire très mauvaises. Quand les toreros viennent tienter et que les vaches ne sont pas à la hauteur, c’est compliqué. Par contre tous les mâles étaient bons. »
Tertulias : « Quel est l’encaste le plus facile à gérer au campo ?»
Virgile Alexandre : « Avec le recul, j’ai plus été embêté, à cheval, avec le Domecq qu’avec le Cobaleda. Les vaches de Cobaleda, elles finissent par te respecter. Les Domecq, elles te marquent et te viennent dessus. Je me suis fait charger au moins une fois par chacune des jeunes vaches de Domecq. Une fois qu’elles ont fait un veau, elles sont plus calmes. »
Tertulias : « Où es-tu sorti pour la première fois? »
Virgile Alexandre : « C’était à Vauvert pour la Coordination des Clubs Taurins du Gard en 2015 en piquée. Cela s’est très bien passé. Deux novillos ont fait la vuelta avec une pétition d’indulto. En face, il y avait Dylan Rymbaud, Thomas Ubeda, Pierre Mailhan et Medhi Savalli. »
Tertulias : « Et par suite ? »
Virgile Alexandre : « Ensuite c’est devenu plus compliqué. J’arrive à sortir en non piquée ou en écoles taurines. En piquée il y a une sortie à Vergèze. Puis pour ce qui est de toros ils sont sortis en Festival. Je n’ai jamais réussi à avoir un lot complet.
J’ai 120 têtes. Donc j’ai des petites camadas de dix douze mâles. Si quatre sont pris en tant qu’erales, il en manque forcément pour aller plus loin. La seule fois où il y a eu une novillada qui était prête, il y a eu leCOVID. Depuis trois ans j’ai redémarré avec des vaches et un étalon d’origine Daniel Ruiz que m’a vendus ou donnés Patrick Laugier, il faut donc du temps. »
Tertulias : « Quelles sont tes meilleurs moments de ganaderos? »
Virgile Alexandre : « Ce sont souvent des détails comme le toro amoureux de la vache. Il y a aussi la vache amoureuse de son veau ou ce veau avec sa mère. Ce sont des choses que tu n’as pas le temps de photographier ou de filmer. Ce sont des instants qui passent vite. Les plus belles images sont dans ta tête. »
Manon Alexandre : « Les meilleurs moments ce sont ceux que l’on vit au Campo. Surtout ceux qui se produisent quand on ne les attend pas et qu’on est là au milieu des vaches et des toros.
Tertulias : « Quel est la relation d’un ganadero avec ses animaux ? »
Virgile Alexandre : « Il m’est arrivé de pleurer quand en revenant d’une course, le corral du toro combattu est désormais vide. Tu as le sentiment de l’avoir trahi. Tu vis trois ans avec tes animaux, tu les accompagnes. Pendant trois ans, ils font partie de ta vie et toi de la leur. Ce sont presque des membres de notre famille.
La semaine dernière, la plus vielle vache de l’élevage est morte à 22 ans. Cela nous a fait quelque chose. Certes elle a fait sa vie, mais on est très attachés à nos animaux. Les vaches qui ont fait des veaux, on se débrouille pour qu’elle reste jusqu’au bout à la ganaderia. Par respect pour elles, on ne les envoie pas à l’abattoir. »
Tertulias ; « C’est quoi ton toro idéal ? »
Virgile Alexandre : « Le toro idéal est celui qui donne le meilleur compromis entre la bravoure et la noblesse. Il faut qu’il y ait un juste équilibre entre les deux. S’il donne tout au cheval, il n’est pas sûr qu’il tienne jusqu’au bout. Pour moi, un toro qui s’emploie correctement sur deux piques, cela suffit. Même une belle en partant de loin, surtout dans une grande piste, c’est bien. L’idéal c’est deux puyazos. Le travail de sélection a fait qu’il n’est plus nécessaire de les piquer autant qu’il y a cinquante ans. »
Tertulias : « Sur quels critères sélectionnes-tu tes reproducteurs et reproductrices ?».
Virgile Alexandre : «J’ai appris avec les anciens. La base de ma sélection est simple. Je tiente les vaches à trois ans. Au cheval lors de la tienta , elles peuvent y aller trois fois, quatre ou cinq fois. Je recule chaque vache d’un puyazo à l’autre. Si je vois que sur les trois piques, elle part droit, de plus en plus loin (notre arène fait 35 mètres de diamètre) et qu’elle reste au cheval sans s’en aller j’arrête là. Cela ne sert à rien d’en faire plus.
A la muleta, je regarde comment elle humilie, sa fixité. Ce que je ne veux surtout pas, c’est qu’elle parte. Je ne veux pas que la faena s’éternise trop car même une très bonne vache à la longue peut partir aux planches. Je pars du principe qu’il faut tienter une vache comme si c’était un mâle en corrida formelle. Les faenas de 45 minutes ne servent à rien.
Si la vache est bonne, tu lui fais ce que tu as à lui faire et tu arrêtes. Cela ne sert à rien de trop la presser. C’est là que tu risques de te tromper. Je préfère ne pas les essorer. Aujourd’hui c’est la mode de faire durer, de finir la faena a campo abierto. Avant cela ne se faisait pas. Quand j’étais chez Colombeau, les vaches faisaient leur temps et puis on arrêtait. Si la vache est vue, cela ne sert à rien de continuer. Le risque, c’est que la vache meure après la tienta et là on a tout perdu. Il ne faut pas leur en demander plus qu’elle ne peuvent donner.
Tertulias : « Que sera la temporada 2024 pour ta ganaderia ? »
Virgile Alexandre : « Être ganadero n’est pas mon métier premier et parfois je laisse un peu le côté commercial. Quand je me retrousse les manches, j’arrive à les placer. Je vais mettre le paquet sur la nouvelle sélection. Pour El Campo, comme 2023 elle sera pratiquement blanche. Comme on a fait « du ménage » et changé les vaches et les reproducteurs, il y aura peu de bêtes disponibles.
J’ai un novillo et deux erales. La première camada avec la nouvelle origine arrivera en 2025. D’ici là on va voir comment les animaux se développent physiquement. On préparera une novillada piquée pour 2026 avec les plus beaux, et les autres sortiront en non piquées. C’est un changement de méthode car on faisait partir les plus jolis en non piquées, ce qui fait qu’à trois ans on n’avait pas de quoi faire une novillada. »
Tertulias : « Comment vois-tu l’évolution de la corrida et des élevages français ? »
Virgile Alexandre : J’y crois beaucoup parce que j’ai envie d’y croire et que nos élevages vont perdurer. Mais il y a une autre partie de moi qui dit qu’on n’en a pas pour longtemps. Ce ne sont pas les antis qui vont nous tuer. Les arènes sont pleines aujourd’hui. Quand on voit tous les problèmes des agriculteurs aujourd’hui. Il y a toutes ces réglementations sanitaires, les maladies émergentes font que l’on passe souvent les bêtes au couloir. Il y a de la casse. Les contraintes s’accumulent. L’an dernier quand j’ai reçu la facture du vétérinaire, j’ai appelé la DDDT pour leur dire qu‘à ce tarif , on va finir par arrêter la prophylaxie.
On a du mal à vendre nos toros. Quand on les vend, c’est à prix dérisoire alors que cela nous coûte de plus en plus cher de les élever. Si tu additionnes vétos, soins et nourritures, tu te dis que c’est de moins en moins viable. Même avec une grosse passion, c’est de plus en plus difficile. Je pense que c’est par là qu’on risque de périr.
Ce qui nous sauve par rapport aux maladies émergentes c’est que dans les élevages de toros braves, nous ne nous mélangeons pas trop. La maladie se propage moins. Mais si les élevages de biou, qui sont à côté de nous sont touchés, nous aurons à en subir les contraintes.
Tant qu’il y a encore des jeunes qui y croient, il ne faut pas les décourager mais il faut garder à l’esprit toutes ces contraintes. Pour moi si c’est encore là dans dix ans, ce sera bien. Et pourtant les toros font partie d’un territoire que nous entretenons. Quand je suis arrivé, les terres étaient pleines de ronces. Il n’y avait pas de gibier. Aujourd’hui elles sont entretenues, les canards et les lapins sont revenus. Tu modèles le paysage et tu créés de la biodiversité. Si toros et biou disparaissent, la race de chevaux de Camargue disparaitra elle aussi.
Tertulias : « Et pour ta ganaderia ? »
Virgile Alexandre : « J’ai 52 ans. L’avenir, c’est mon fils Hugo et ma fille Manon. Manon aime les animaux et Hugo l’activité agricole. Le travail au quotidien s’apprend sur le tas. Tu ne peux pas t’improviser comme cela éleveur de toros sauvages. J’ai un métier à côté mais dès que j’ai un temps de libre, je suis à la ganaderia. Dès que je peux, et pour les moments importants je suis là. Quand on est au campo, on apprend à comprendre l’attitude d’une vache ou d’un toro. On apprend à faire attention. Il faut vivre avec eux pour les connaître, anticiper leurs actions et éviter les accidents. Cela ne peut s’apprendre que sur le tas. Et en plus, on n’est jamais à l’abri d’un accident (NDLR Virgile Alexandre a été sérieusement blessé par un de ses toros).
A la différence des camargues que l’on peut bouger ou obliger, les espagnols s’ils ne veulent pas bouger, ils se fâchent et on part en guerre. Il faut vivre avec les toros et vaches pour apprendre ce métier. Aujourd’hui j’aide Hugo et Mano un peu mais petit à petit ils doivent et vont devenir autonomes. »
Tertulias : « Qu’est ce qui peut pousser quelqu’un qui est jeune à reprendre une ganaderia familiale ? »
Manon Alexandre : « C’est quelque chose que l’on a en soi. Je pense qu’on a la fibre ou on ne l’a pas. C’est tellement compliqué qu’il faut vraiment aimer cela. C’est un sacrifice. On doit toujours être présent, penser à tout. On est quelque part esclave des bêtes, et ce sont elles qui nous récompensent. J’ai toujours vécu au milieu des animaux. J’ai toujours accompagné mon père que ce soit dans les chevaux ou les toros. Cela m’a plu d’entrée et j’ai appris avec lui.
L’envie d’apprendre encore et encore et de fixer de nouveaux objectifs me passionne. J’aime me prouver que je suis capable de relever ce défi, d’améliorer notre « sang » dans la continuité du travail qui a été fait jusqu’à maintenant. Il n’y a pas d’école de ganaderos comme pour les raseteurs, et les toreros. Notre école, c’est celle de la vie au campo.»
Tertulias : « Comment est perçue ta passion par les gens de ta génération ?»
Manon Alexandre : « Même dans notre région, il y a beaucoup de personnes qui ne sont pas renseignées sur ce qu’est la corrida et l’élevage du toro brave. J’échange beaucoup pour expliquer ma passion. J’ai même échangé avec des chasseurs qui n’étaient pas pour la corrida et qui ont fini par comprendre. Chacun a son avis mais ils ont été contents qu’on leur explique les choses. Le plus gros problème, c’est la méconnaissance.
Souvent on me dit « je ne comprends pas que tu aimes autant les animaux et qu’en même temps tu élèves des toros pour la corrida ». Je réponds que je sais exactement pourquoi je fais cela. La question n’est pas la mort du toro car c’est la finalité de tous les élevages de bovins. Ce n’est pas parce que je vais aux arènes que je ne les aime pas. Au contraire, il faut beaucoup les aimer pour faire ce que l’on fait. »
Merci Manon et Virgile , et suerte à la ganaderia El Campo.
Propos recueillis par Thierry Reboul