Les miracles de Las Ventas
MADRID 10 avril
Mémoire
Il me revient à la mémoire un jour de beau temps de 2017 en Andalousie sur les hauteurs d’Almaden de la Plata. De ce coin perdu, au milieu des arbres et des reliefs, surgit « La Capitana » finca de la ganaderia de Luis Algarra Polera. Une vingtaine de touristes français, taurins en balade, est venue découvrir l’élevage. Dans le package, la tienta de deux vaches.
Pour se coller à l’exercice un torero de peu de renom encore: Emilio de Justo. C’est à peine si le sud-ouest lui a délivré un faire part de renaissance. Le groupe originaire de l’autre côté méridional de notre hexagone est ce jour là peu réceptif à son labeur. Il faut dire que le bétail du jour est âpre et Emilio galère. C’est une séance de travail où plaisir et relâchement ne sont pas invités !Le public est un brin dissipé, quelques réflexions sous le manteau s’échangent, ne trouvant que peu d’avenir pour ce torero à la trentaine bien sonnée.
Madrid
Le temps a passé, après des tours et des détours, sa carrière a décollé. Les grandes arènes ont fini par lui ouvrir leurs portes. A coup de succès, de triomphes, il a pris un strapontin dans la rangée des vedettes de l’escalafon. La position est encore un brin inconfortable, alors Emilio en ce début d’année veut frapper un grand coup. Madrid en solo! Quand s’ouvrent les portes de Las Ventas , l’arène rugit et accueille dans une ovation bouillonnante le torero de Torrejoncillo. Dans cette multitude de bravos apéritifs , je ne sais s’il y a ceux de ces fameux touristes. De l’anonymat à la pleine lumière de vingt personnes au campo à vingt mille dans les arènes venues pour lui , quel vertige!
Miracle
Dès le premier coup de cape , un joli toro de Pallares et Emilio se retrouvent et communient à l’unisson. Des gorges déployées, sortent des olés venus des entrailles. Une transe collective s’installe… Magie d’un moment de communion , mystère d’un instant! La faena se déroule dans l’atmosphère des jours qui comptent, de ceux qui fabriquent le souvenir. Emilio dégage une telle force , une telle détermination! Au moment de monter l’épée , personne ne peut imaginer un seul instant que le pire est à venir. Le diable se cache dans les détails, un léger décalage entre le démarrage du toro et du torero, et l’accident arrive.
La retombée au sol est angoissante. Arles , Christian, Béziers , Julio Robles, les mauvais souvenirs affluent. Dans un effort de désespéré, Emilio s’échappe de l’étreinte étouffante des cornes et mû par son instinct de survie parvient jusqu’au burladero. Livide , douleur insoutenable , il finit par être transporté à bras d’homme à l’infirmerie. Le parte « facultativo » est effrayant : fissure au crâne, vertèbres cervicales fracturées. Emilio sur son lit de douleurs pense au moment où il pourra reprendre normalement le cours de sa vie.. C’est en soi un miracle. Les vrais miracles font peu de bruit disait Saint-Exupery alors intervention divine ou pas, le silence s’est emparé de Las Ventas, cinq toros attendant pour sortir des chiqueros et comme dans tout spectacle « show must go on »!
De la rue
Il y en a un qui a vite compris. Premier substitut, la salmantin Alvaro de la Calle se prépare. Alvaro est un vieux routier du circuit. 47 ans au compteur , il a depuis bien longtemps perdu ses illusions de briller au firmament taurin. Il n’a jamais perdu celle de revêtir le costumes de lumières et de vivre en torero. Alors , il fait partie de ces hommes qui défilent dans l’ombre des pas de ses collègues. Il a embrassé la carrière de « sobresaliente » sans qui mano a mano, encerrona ne pourraient se tenir. Cela fait un bout de temps qu’il n’a pas eu les honneurs d’affronter un toro en public. Au fond de lui s’il en a envie , il ne le souhaite pas car dans son parcours , cela signifie la blessure d’un compagnon de cartel. En ce 10 Avril s’offre à lui un vertigineux défi. Qui au moment où le Domingo Hernandez déboule en piste parierait un « duro » sur ce qui va se passer ensuite? De la Calle va aller chercher les honneurs , rendre gloire aux sans-grades. Sans forfanterie ni humilité surjouée , il profite de cette chance qui s’offre à lui, la chance de sa vie. Bien entendu ses prestations ne seront pas pleinement abouties , en deçà de ce qu’aurait pu faire Emilio de Justo, mais pas un instant l’ennui enveloppa l’arène. Allant au bout de ses moyens , offrant son coeur au toro et au public dans une puerta gayola à l’ultime animal, Alvaro va laisser une trace indélébile sur le sable madrilène. Miracle d’une résurrection d’un torero oublié , miracle d’une tragédie qui se joue devant nos yeux sans que nous en soyons pourtant les voyeurs. Chapeau l’artiste !
Le soir venu dans un restaurant proche des arènes où je me trouve avec des amis, arrive sur le coup des 23 heures un groupe qui s’attable. Les regards se tournent, des aficionados viennent au contact! Le serveur qui nous sait français et reste dans l’incertitude quant à notre aficion, vient vers nous en disant simplement : »vous voyez l’homme à la table là bas , c’est celui qui a tué cinq toros cet après-midi à Madrid! »
Quoi rajouter de plus!
Philippe Latour